Thomas d’Aquin : de la philosophie à la théologie
Une façon judicieuse d’aborder un penseur que l’on ne peut rencontrer directement, c’est d’écouter un proche qui non seulement l’a connu mais aussi admiré. Écoutons Guillaume de Tocco, le premier biographe de Thomas d’Aquin (1225-1274) : « Frère Thomas soulevait dans son enseignement de nouveaux problèmes, inventait une nouvelle méthode, employait de nouveaux réseaux de preuves ». Comment pourrions-nous vouloir passer à côté d’un tel penseur ?
Beaucoup ne voient en Thomas d’Aquin qu’un très grand théologien. Canonisé en 1323, ne fut-il pas proclamé docteur de l’Église en 1567 par Pie V ? Ce qui explique aisément qu’il soit le théologien le plus cité dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique et que Jean-Paul II ait pu écrire à son sujet qu’il « a toujours été proposé à juste titre par l’Église comme un maître de pensée et le modèle d’une façon correcte de faire de la théologie » (Fides et ratio n°43).
Cependant l’originalité, la richesse et la profondeur de sa pensée découlent non seulement de sa foi, mais aussi de sa rencontre avec Albert le Grand dont il sera l’étudiant. Le maître l’introduira à des commentaires d’Aristote (« le Philosophe » selon l’expression du disciple). Les analyses de Thomas d’Aquin sont de ce fait bien plus larges, bien plus riches que ce à quoi on le réduit parfois.
Que nous soyons ou non croyant, il est intéressant de porter notre attention sur l’approche que fit le « docteur angélique » concernant la question de la foi et de la raison. En effet, même si l’idée est loin d’être nouvelle, notre époque a fortement tendance à vouloir opposer les deux. Cet antagonisme existe même chez certains croyants. Faut-il accepter un sacrificium intellectus (sacrifice de la raison) ou bien le refuser ? Faut-il, en bien des domaines, affirmer à la suite d’Averroès, l’existence de « deux vérités », celle de la foi et celle de la raison ?
Tout l’effort de Thomas d’Aquin est de montrer que ce choix radical n’a pas lieu d’être. La philosophie ne s’oppose pas à la théologie. Non seulement elle est totalement autonome dans le domaine de nos expériences du monde mais, de plus, grâce à la logique, elle développe la raison, ce cadeau de Dieu. Quant à la foi, elle a besoin de la philosophie, car « si nous résolvions les problèmes de la foi par la seule autorité, nous posséderions certes la vérité, mais dans une tête vide » (Quod libet, IV).
Grâce à la philosophie, la théologie peut rationnellement justifier un certain nombre de ses affirmations. Par exemple, la Bible pose l’existence de Dieu (« au commencement Dieu créa le Ciel et la Terre » Genèse, I, 1). La philosophie, elle, nous permet de découvrir des voies d’accès, des « preuves » philosophiques de son existence (Somme Théologique, Ia, q2, art.3). Puisqu’elles relèvent de la raison, elles sont recevables par tous, dès lors que l’on accepte de réfléchir sans a priori à partir du monde. Que ce soit ici, en théologie, ou en tout autre domaine, Thomas d’Aquin fait confiance à la raison dès lors qu’elle procède rigoureusement tout en s’appuyant sur le réel, car « rien n’est dans l’intelligence qui n’ait été d’abord dans les sens » (De Veritate, q2, art.3).
La philosophie est sagesse humaine qui peut servir la foi, sagesse du croyant. Toutes deux se rejoignent puisque « celui dont l’attention est tournée vers la cause suprême de l’univers, c’est-à-dire Dieu, est le sage par excellence » (Somme Théologique, Ia, q1, art.6).
Et aujourd’hui, en philosophie ? Bien des aspects gagnent à être considérés à la lumière des analyses philosophiques de Thomas d’Aquin.
D’accord en cela avec Aristote, il reconnaît que le mal existe dans la Nature et en l’Homme, mais il montre que tout ne se résume pas à cela, loin de là. L’homme est apte à la vertu cette « habitude bonne et productrice de bien » (Somme Théologique, Ia-IIae, q56, art.3). La société est naturelle à l’homme ne serait-ce que parce qu’elle permet, lorsqu’elle est juste et vise la concorde, de développer en nous notre nature. Que faire pour que nos sociétés soient justes ? Telle est l’une des questions principales que nous avons à traiter dans le monde contemporain. A la suite du docteur angélique et de sa lecture du livre V de l’Ethique à Nicomaque, nous devrions sans doute réfléchir sur la distinction entre la justice commutative et la justice distributive, entre la proportion arithmétique et la proportion géométrique.
Cette façon de procéder en philosophie, d’interroger et non pas de répéter systématiquement les dires des autres, nous rappelle ce qu’on a parfois tendance à oublier : « l’étude de la philosophie n’a pas pour but de savoir ce que les hommes ont pensé, mais de savoir ce qu’est la vérité des choses » (De caelo et mundo, I, lect.22, n°228).
Silencieux lorsqu’il apprenait de Maître Albert, celui que l’on surnommait le « bœuf muet » a beaucoup à nous dire pour nous guider aujourd’hui.
Howard Hair