Pourquoi lire Aristote aujourd’hui ?
Lire aujourd’hui Aristote (384-322 av. JC) peut, sans doute, se justifier par un intérêt envers le passé, une nostalgie de la Grèce Antique, ou la volonté louable de se cultiver. Cependant, aussi intéressantes qu’elles soient, aucune de ces raisons ne met en avant l’essentiel, le plus important, à savoir que ce philosophe a la capacité de nourrir la pensée et l’action de tous les temps, et donc du nôtre.
Quelle que soit l’époque où nous nous trouvons, Aristote est bien un maître de la pensée qui nous aide à découvrir, entre autres concepts, les quatre causes (1), l’importance primordiale de la cause finale, la distinction entre la puissance et l’acte, ainsi que celle entre matière et forme, mais aussi les dix catégories (2). Or, contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, toutes ces notions ne donnent pas naissance à un monde purement conceptuel, purement abstrait, à l’inverse de la philosophie de celui qui, pendant vingt ans, fut son maître, à savoir Platon. En effet, tous ces concepts sont des découvertes au cœur du monde tel qu’il est. Aristote observe, compare, interroge dans un questionnement permanent. En aucune façon il ne tourne le dos au réel, mais il creuse et découvre sans a priori, toujours émerveillé par les êtres du monde, car « c’est (…) l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques » (Métaphysique, A, 2, 982b10).
Dante dit de lui qu’il est « le maître de ceux qui savent ». Mais qui savent quoi ? Que le réel doit nourrir nos démarches, même les plus intellectuelles, car « la raison qui empêche d’embrasser l’ensemble des concordances, c’est l’insuffisance de l’expérience. C’est pourquoi ceux qui vivent dans une intimité plus grande des phénomènes de la nature sont aussi plus capables de poser des principes fondamentaux tels qu’ils permettent un vaste enchaînement. Par contre, ceux que l’abus des raisonnements dialectiques a détournés de l’observation des faits, ne disposant que d’un petit nombre de constatations, se prononcent trop facilement » (De la Génération et de la Corruption, I, 2, 316a5). Mieux que quiconque Raphaël a exprimé l’essentiel au centre de sa fresque L’Ecole d’Athènes : Platon et Aristote marchent côte à côte ; le premier tient un exemplaire du Timée et désigne le ciel de l’autre main ; le second se déplace avec l’Ethique et, de la main droite désigne la terre. Pour bien raisonner, il faut raisonner en se conformant au réel et non pas à partir de pures abstractions, ni, autrement dit, selon une méthode purement dialectique.
Le monde dans lequel nous vivons n’est pas celui d’Aristote. Ses écrits ne peuvent donc pas répondre à toutes les questions qui sont aujourd’hui les nôtres. Mais sa démarche philosophique peut nous aider à faire face aux défis du XXIe siècle.
Nos débats sur la famille ou l’État seront stériles aussi longtemps que nous n’aurons pas posé et répondu à la question de savoir quelles sont leurs finalités. En vue de quoi la famille, en vue de quoi l’État ? Quant à l’articulation complexe entre les différentes sociétés humaines, n’est-il pas indispensable de revenir vers l’analyse du principe de subsidiarité ? Les découvertes de plus en plus précises du monde animal révolutionnent notre savoir. Sommes-nous autre chose que de simples animaux ? Si oui, quelle est la différence ? Cette différence, si elle existe, est-elle capitale ? Revenons à la philosophie du vivant. Elle nous aidera aussi face aux débats bioéthiques. En effet, comment se positionner sans avoir préalablement réfléchi sur l’aspect global du vivant, puis sur celui du vivant humain ? Dans un monde de plus en plus dominé par le libéralisme et le capitalisme, nous devrions sans doute faire une pause : qu’est-ce que l’économie, quelle est sa finalité, qu’est-ce que l’argent, quelle conception de la propriété développer ? Pour beaucoup le savoir scientifique est la vérité. Mais au fait, qu’est-ce que le vrai ? Est-il uniquement le résultat de ce qui a été mesuré ? De plus, la science pose de multiples questions éthiques : devons-nous systématiquement mettre en pratique ce qu’elle nous permet ?
Enfin, et ce n’est pas le moins important, quelle est individuellement et collectivement notre finalité ? Le plaisir, l’égoïsme, la loi du plus fort, l’enrichissement, le bonheur ?
Surnommé « le liseur » par Platon, Aristote mérite à son tour d’être lu.
Howard Hair
- (1) Aristote entend par causes les quatre réponses distinctes et complémentaires à la question de savoir comment définir telle ou telle chose, tel ou tel être. Prenons l’exemple suivant, celui de la Statue de la Liberté, et abordons la selon les quatre causes : cause efficiente, ou la question de l’origine (Auguste Bertholdi), cause matérielle, ou ce qui la compose (essentiellement du cuivre), cause formelle, ou essence (l’idée dans la tête de l’artiste), cause finale, en vue de quoi (pour célébrer le centenaire de la Déclaration de l’indépendance américaine).
- (2) Les catégories, au nombre de dix, désignent les concepts fondamentaux, les manières générales de penser et de dire ce qui est. Ce sont la substance (c’est un homme), la quantité (il mesure 1m 82), la qualité (il est écrivain), la relation (il gagne le double de son frère), le lieu (il habite à Paris), le temps (son dernier livre remonte à trois ans), la position (il est debout), la possession (il est vêtu simplement), l’action (il regarde la pluie tomber) et la passion (s’il sort il sera mouillé).